Cadrage Théorique : Ville

Rapture X Montréal

Cet article sur la ville est la première partie sur trois d’une esquisse d’un cadrage théorique réalisé en décembre 2022 dans le cadre d’un séminaire de méthodologie de recherche-création. J’y ai définit tout en liant avec ma vision du jeu vidéo et ma recherche les trois concepts de : Ville, Explorer et Affects.

La ville

Source de fantasme, de crainte, d’amertume, d’expérience, d’échange, de secret, d’exploration, de désir, d’ennui, de mélancolie, d’affects ! La ville est vectrice de multiples relations avec ses habitant·e·s et ses joueur·euse·s. Le cadre offert par un environnement urbain est une opportunité pour le créateur de jeu vidéo que je suis, m’offrant un espace de simulation et de création d’un Nouveau Monde ! En plus de pouvoir penser une société fantasmée, construisant une utopie à travers le prisme de la ville, je projette l’exploration de l’urbain comme source d’hétérotopie dans la dystopie ! La ville est alors un objet éminemment politique et esthétique.

La villa à la ville

Le mot ville vient du latin villa (maison de campagne, bien, domaine, fonds) venant lui-même de vicus (localité, village, rue, quartier, propriété). Au Moyen Âge, les villas gallo-romaines, mérovingiennes et carolingiennes deviennent de plus en plus grandes pour devenir des villages et même de petites villes, le sens évolue alors de lui-même vers le concept de village. Suivant cette transformation, le nom vicus fut donc remplacé par villa. La villa est apparentée étymologiquement aux termes de villatique (relatif à la maison rurale, à la ferme) et de villégiature (séjour à la campagne), tous deux reliés à la ruralité et à la campagne. La ville (villa) et la campagne, fortement connectée par le passé, sont devenues aujourd’hui antonymes.

Exode rural sémantique

Je remarque et m’étonne que la villa qui était autrefois une maison de campagne devient village et même ville en remplaçant un mot qui ne désignait pas encore totalement la ville. Cette étymologie traduit l’évolution de nos sociétés, le passage de la campagne à la ville, l’urbanisation et l’exode rural. L’évolution sémantique a suivi ce fait social de migration rural et l’implantation urbaine de plus en plus présente : le mot à lui-même migré pour passer d’un espace à l’autre, de la campagne à la ville. Une transformation similaire à celle vécue par Talma dans le jeu vidéo The Stillness of the Wind (2019) ou toute une famille quitte la campagne pour la ville et laisse la vieille femme incarnée par les joueur·euse·s, s’occuper de sa ferme. Un traitement de l’exode rural du point de vue de ceux/celles qui restent.

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Exode vidéo-urbain

Le mot campagne vient du bas latin campania (plaine, campagne), qui a remplacé le latin classique campus (champ, campagne agricole, campement, campagne militaire). La campagne était alors le théâtre des opérations militaires, ou bien agricoles. Suivant son étymologie, l’espace rural dans l’espace vidéoludique est surtout un prétexte à des objectifs d’accumulation, de gestion et d’exploitation de ressource et d’utilisation de la nature. Ce sont des campagnes agricoles à la limite du militaire qui sont menées pour accumuler le plus de ressources ! Mais une tendance inverse de l’exode rural et sémantique de la ville/villa est en cours dans la création vidéoludique. Des jeux comme Dordogne (pas encore sorti), Firewatch (2016), A Short Hike (2019) mettent en scène un retour à la campagne. Il ne s’agit plus (totalement) d’utiliser l’espace rural comme un simple décor, prétexte à l’accumulation de points par la gestion de sa ferme, mais comme lieu d’exploration, d’introspection, de souvenir et de discours personnels des créateur·ice·s. La ville est alors un lieu qu’on quitte pour se redécouvrir, changer de vie et comprendre d’où l’on vient. Lea protagoniste (incarné·e par lea joueur·euse) décide de tout quitter pour s’installer dans l’ancienne maison familiale (l’ancienne villa), dans une petite ferme, ou bien dans la cabane de garde forestier en haut de la montagne pour surveiller les feux de forêt. Ce type de fiction relativement nouveau pour le médium traduit la tendance actuelle (débutant en 1970 en France) de l’exode urbain. Cependant, cette reconnexion champêtre semble omettre les problématiques de pauvreté rurale et dans certains cas, fait ressortir une certaine idéalisation de la campagne face à la ville. Je me demande quel serait alors un traitement de l’exode urbain du point de vue de ceux qui restent.

La ville-protéiforme

Définir le concept de ville semble banal, à juste titre une très grande partie de la population mondiale y habite et je suppose qu’une autre très grande partie vivant en zone rurale peut facilement ce la figurer. On peut définir une ville par « une agglomération relativement importante, constituée par une concentration d’habitations, mais aussi de commerces, d’industries, de bureaux d’administration et des infrastructures nécessaires à une communauté ». Mais grâce à l’intervention d’un trait d’union « – », le mot peut prendre de multiple forme, la ville- devient alors ; musée, phare, satellite, champignon, capitale, centre, dortoir, jardin, verdure, carrefour. Ces associations transforment, précisent, caractérisent la ville, lui offrent une identité propre, un rôle par rapport aux autres métropoles. La sémantique s’enrichit alors et la ville devient protéiforme. En reflet, la ville vidéoludique possède également son propre trait d’union et de multiples fonctions : ville-enjeu, ville-décor, ville- simulation, ville-étape, ville-plateforme/ville-arène, ville-monde, ville-transmédia (Noeppel et Schmoll, 2017). Dans cette typologie, la ville est caractérisée par son rapport aux joueur·euse·s, son incidence sur les mécaniques de jeu et sur la simulation et l’espace fictionnel. Les villes tangibles possèdent bien évidemment elles aussi des typologies. Elles peuvent être classées par leur origine (géographique, historique), ou par leur fonction principale, rejoignant les « villes traits d’union », ou plus classiquement par leur taille ; mégalopoles, villes globales, villes
mondiales ou métapoles. Les villes tangibles et virtuelles, espace de jeu, de vie possèdent des fonctions multiples suivant leurs objectifs de création.

Complexe écosystème

Entre ses aspects sociaux, politiques, spatiaux, la ville peut être étudiée par une multitude de champs d’études (sociologie, géographie, philosophie, politique, économique, architecture, anthropologie…). Suivant la grille de lecture, d’analyse qui lui est appliquée, sa définition peut alors varier. Et si tous ces éléments sont généralement séparés dans la recherche, dans l’espace tangible du monde, ils interagissent entre eux et la ville devient alors écosystème. « Un écosystème est un ensemble formé par une communauté d’êtres vivants en interaction (biocénose) avec leur environnement (biotope). Les composants de l’écosystème développent un dense réseau de dépendances, d’échanges d’énergie, d’information et de matière permettant le maintien et le développement de la vie ». Les jeux vidéo sont des systèmes par la composition technique de leur médium, par le fait que ce sont des programmes utilisant des langages de programmation pour être créés et fonctionner. Également par la structure des règles de jeu mettent en place des mécaniques de jeu interagissant entre elles. Les mécaniques dans un jeu se définissent comme « les règles qui sont appliquées lorsque le joueur interagit avec le jeu, ce qui relie les actions des joueurs avec le but du jeu et ses principaux défis. Ces règles forment la dimension interactive d’une partie. » On parle parfois de mécaniques systémiques. L’espace vidéoludique, simule-lui aussi des écosystèmes, des univers mouvants, vivants, source d’interactions entre des acteurs spécifiques et leur milieu. Dans l’écosystème vidéoludique, la biocénose pourrait être composée des joueur·euse·s, pouvant être seule ou plusieurs suivants si le jeu se joue en solitaire ou en multijoueur. Le biotope d’un jeu vidéo serait composé quant à lui de l’environnement simulé (décor, lieu). La simulation d’entités, d’être vivants (personnages non joueurs, animaux) pourrait se situer entre la biocénose et le biotope selon si on considère les personnages non joueurs comme des « êtres vivants » ou alors des agents environnementaux de la simulation. Par ces principes vidéoludiques, la ville semble créer un écosystème de choix pour le jeu vidéo (la ville-simulation et la ville-monde). La ville catalyse de nombreuses interactions entre l’environnement et ses habitant·e·s. Et la proximité d’action, de représentation, de concept politique entre joueur·euse· et habitant·e· y est forte.

Organisation de l’espace physique

La ville est un objet complexe et possède de nombreuses définitions géographiques. Elle peut se définir par « Un groupement de populations agglomérées, caractérisé par un effectif de population et par une forme d’organisation économique et sociale ». La ville est également une « [t]raduction spatiale de l’organisation dans l’espace et dans le temps des hommes et de leurs activités dans un contexte donné ». Les liens entre les espaces multiples vidéoludiques
et les espaces de l’urbain sont particulièrement importants. En effet la ville ainsi que les univers du jeu vidéo sont composés de multiples espaces physiques et temporels. L’activité de conception de niveau (le level design) quant à elle relève d’une organisation dans l’espace de l’expérience de jeu, du joueur/de la joueuse et de ses activités dans le jeu. L’espace devient alors source d’expérience, il cocré avec le parcours spatial des joueur·euse·s les effets de l’œuvre. En ce sens, la spatialité vidéoludique est un outil pertinent de recherche urbaine par ses liens prégnants avec l’architecture et l’urbanisme (Prévot et Buyck, 2020 ; Totten, 2014).

Fiction anticipatrice

Dans le genre narratif de la science-fiction, la création d’une ville demande de (re) penser et d’exprimer dans un espace défini une ou des sociétés nouvelles. Elle projette le futur de nos civilisations, la ville étant une forme de représentation globale d’une société. Ces nouvelles projections sociales sont également synonymes de projections idéologiques. Cela peut être le pire, la dystopie (post-apocalypse, société totalitaire, dictature) ou bien le meilleur avec l’utopie. Pour le jeu vidéo qui simule des univers imaginaires, la ville offre une source de fiction anticipatrice sans pareil. L’espace urbain permet de construire un cadre social, spatial, temporel et politique. Ce cadre est pour moi un espace de tous les possibles où de nouveaux aspects artistiques, scientifiques, politiques peuvent émerger. La ville dans le jeu vidéo permet alors de tester de nouvelles structures sociales et de penser celles d’aujourd’hui par le lien ambivalent entre espace tangible (le ludespace) et espace virtuelle (Wark, 2019).

Entre utopies

La ville est source d’utopie, le préfixe u — voulant signifier la négation et le radical topie, le lieu. L’utopie est une donc une négation du lieu, un lieu n’existant pas. Par essence, la ville effectue un processus d’émancipation de la condition humaine. En effet, par la nature réconfortante de sa structure, elle crée un espace protecteur et un lieu de regroupement social.
Par son implantation dans l’écosystème naturel, elle permet également la négation du site géographique. Enfin elle crée une certaine négation du milieu d’origine et des déterminismes humains, permettant de s’émanciper (d’une certaine mesure) des valeurs et représentations de leur milieu. L’utopie transite également par l’architecture urbaine. Je pense notamment à l’architecte Le Corbusier créant la ville comme une « utopie » moderniste basé sur l’homogénéisation de l’individu et la conviction que les humains possèdent les mêmes besoins. Constant Nieuwenhuys quant à lui pensait la ville utopique d’une autre manière. Faisant partie de l’Internationale situationniste, cet artiste (peintre, architecte…) néerlandais voulait bâtir une cité utopique basée sur l’ensemble des concepts situationnistes. New babylon son projet de ville
était pensé pour le nomadisme, la dérive permanente, la découverte de situation et d’ambiance. Le jeu vidéo porte en lui une forme intrinsèque d’hétérotopique (une utopie incarnée, réelle), un lieu hors du tangible possédant ses propres règles et mettant en scène l’utopie dans une œuvre fictionnelle (Siegel et Jacques, 2013)

Et dystopies

L’urbain est aussi source de fantasmes dystopiques mettant en scène des fictions composées de lieux néfastes et mauvais. Un des sous-genres le plus représentatifs, le cyberpunk est structuré par une esthétique centrée autour de la technologie et le nihilisme. Ses thématiques traitent du rapport entre la technologie et le corps humain, de la société d’information et de la cybernétique. Entre froideur de l’architecture et vivacité des couleurs néon, la ville cyberpunk exagère le tournant dystopique de nos mégalopoles. Un tournant similaire à celui explicité par la vision de Walter Benjamin (2009) du Paris moderne. Pour lui, la ville est source de fantasmagories par l’esthétisation de l’économie capitaliste et la projection de la société de consommation dans l’espace. Une fausse aura en émane alors, masquant la réalité du système économique et sa violence. Un autre élément dystopique des villes contemporaines m’apparait par la mutation des sociétés (ou des institutions) disciplinaires aux sociétés de contrôles, explicité par Gilles Deleuze et l’apparition du concept de biopolitique « gérer et contrôler la vie dans une multiplicité quelconque, à condition que la multiplicité soit nombreuse
(population) et l’espace étendu ou ouvert. »(Deleuze, 1986). Celui-ci est traduit par une conception nouvelle de la ville ou le champ social, l’idéologie et la trace technologique deviennent les principales sources (d’auto) contrôle.

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    <p><b>BIBLIOGRAPHIE</b></p>

Benjamin, W. (2009). Paris, capitale du XIXème siècle. Le livre des passages. Éditions du Seuil.
Bonicco-Donato, Céline (2016), « Ville (GP) », dans Maxime Kristanek (dir.), l’Encyclopédie philosophique. https://encyclo-philo.fr/villes-gp
Deleuze, G. (1986). Foucault. Editions de Minuit.
Jenkins, H. (2002). Game Design as Narrative Architecture, 16.
Noeppel, G. et Schmoll, P. (2017). La ville en jeu. Revue des sciences sociales, (57), 136‑149. https://doi.org/10.4000/revss.361
Prévot, M. et Buyck, J. (2020). L’urbanisme, l’architecture et le jeu vidéo: que fabrique le Game design ?
Siegel, C. et Jacques, E. (2013). Les jeux vidéo utopies contemporaines ? Dans Colloque
Ludovia 2013 » Imaginaire(s) du numérique », Culture numérique, Ax-Les-Thermes, 26-29 août 2013. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02166463
Totten, C. W. (2014). An Architectural Approach to Level Design, 456.
Wark, M. (2019). Théorie du gamer ( N. Le Blanc, trad.). les Prairies ordinaires.

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